En lisant l’ouvrage, je suis restée médusée qu’elle ne soit pas une héroïne féministe doublée d’une icône de protectrice des artistes.
La Redécouverte
Marianne Le Morvan, vous êtes à l’origine d’un travail majeur de recherche et de réhabilitation de Berthe Weill. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous intéresser à cette figure restée dans l’ombre ?
« Une amie – Marion Taittinger – venait de la découvrir quand j’étais en Master 1 et me parlait d’elle. Je cherchais alors un sujet pour mon mémoire de Master 2. J’ai commencé à croiser son nom partout dans mes lectures (Gillian Perry, FitzGerald…) me donnant encore plus envie de m’intéresser à elle car les auteurs américains soulignaient le manque de sources à son sujet. Il me semblait bien mystérieux qu’une figure ayant gravité autour de personnalités aussi célèbres ne soit pas du tout étudiée jusqu’alors. J’ai constaté que Weill avait écrit ses mémoires en 1933, mais les exemplaires dans les bibliothèques parisiennes étaient en restauration ou empruntés par des conservateurs. J’ai eu l’idée de regarder sur Ebay où j’en ai trouvé un exemplaire. Mon amoureux de l’époque me l’a offert. En lisant l’ouvrage, je suis restée médusée qu’elle ne soit pas une héroïne féministe doublée d’une icône de protectrice des artistes. J’ai décidé de lui consacrer d’abord mon Master 2, puis une biographie, de nombreuses petites initiatives qui ont jalonné sa redécouverte, puis une thèse de doctorat. Plus j’en apprenais à son sujet, plus je la trouvais vraiment étonnante, mais renforçant à chaque fois mon incompréhension devant son anonymat de nos jours. Cela me semblait vraiment absurde et le sentiment d’injustice de cette amnésie partiale a beaucoup motivé mes efforts. »
La pionnière
Que représentait Berthe Weill dans le Paris artistique du début du XXe siècle ? Comment expliquer son audace, elle qui a révélé Picasso, Matisse, Modigliani et tant d’autres ?
« Berthe Weill était absolument incontournable. C’était une légende de son vivant. Les articles à son sujet sont dithyrambiques : https://www.retronews.fr/journal/forces-nouvelles/30-novembre-1946/6/7960ce75-4026-4c0e-aac2-bde0c3d2dd12?search_text=berthe+weill
Je suis persuadée qu’elle a trouvé dans l’art une voie d’émancipation et qu’en ayant goûté à la liberté, elle n’a jamais pu y renoncer. Elle aimait infiniment l’art, elle avait conscience de contribuer à une révolution. C’était pour elle une forme de sacerdoce, mais surtout un besoin vital pour garder son indépendance. Elle s’estimait heureuse d’avoir pu « se créer » une « occupation » qui l’a animée toute sa vie. »
Si une personnalité du calibre de Berthe Weill est complètement passée entre les mailles du tamis de l’histoire de l’art, alors l’ampleur de celles qui restent à découvrir est considérable.
L’oubli
Sa galerie ferme en 1940, dans le contexte de la guerre et des lois antisémites. Est-ce la seule raison de son oubli, ou d’autres facteurs ont-ils contribué à effacer son rôle de l’histoire de l’art ?
J’ai découvert que sa galerie n’a fermé qu’en 1941. Elle avait placé une amie non juive à la tête de son commerce pour échapper au joug d’un administrateur mais un accident dans la rue l’a forcée à se reétablir dans une maison de repos à l’Ile Adam. Finalement, cela a certainement participé à la protéger car par chance, elle n’y a pas été dénoncée. L’antisémitisme est assurément une part de l’explication de son « oubli ». Je crains malheureusement que la misogynie n’en soit la raison principale même si c’est très insatisfaisant. L’histoire de l’art a longtemps été écrite seulement par des hommes et les femmes en étaient simplement absentes. C’est assez étrange à constater dans les bibliothèques, il n’y a que des noms d’hommes parmi les auteurs et les femmes ne sont pas représentées dans les titres jusqu’à une période très récente. Les choses changent heureusement mais le constat est sans appel : les femmes ont longtemps été négligées, ce n’est pas un oubli, c’est un désintérêt qui a duré très longtemps. Si une personnalité du calibre de Berthe Weill est complètement passée entre les mailles du tamis de l’histoire de l’art, alors l’ampleur de celles qui restent à découvrir est considérable. Il y a beaucoup de travail… !
Le regard féminin
En quoi son identité de femme a-t-elle influencé sa position dans le milieu des marchands d’art, dominé par des hommes ? Peut-on parler de féminisme avant l’heure dans son parcours ?
« Je dois souligner que si elle était très coquette jeune, elle a progressivement adopté une allure très monacale et sévère. Je pense qu’elle ne voulait pas avoir de rapport de séduction ni avec les amateurs ni avec ses artistes et je dois dire que c’est très radical mais vraiment intéressant comme position. Elle a été la première femme à s’imposer sur le marché moderne. Il y avait quelques exemples avant elle (très peu) qui étaient tous liés à une question de déterminisme sociologique avec un homme dans l’entourage proche. Je pense à Mademoiselle Hulin notamment, qui était la fille unique d’un marchand d’art. Elle l’est devenue elle aussi en s’intéressant aux jeunes qui n’avaient pas de représentant (comme Weill) et ne s’est jamais mariée (comme Weill également). »
Peut-on parler de féminisme avant l’heure dans son parcours ? »
« Assurément, elle assumait le terme d’ailleurs en tant que première femme à s’installer à son compte dans sa corporation. Elle était membre de l’association de Louise Weiss et militait pour l’extension du droit de vote aux femmes dans ses catalogues dès 1932 «
L’Héritage
Qu’a-t-elle apporté de spécifique à l’histoire de l’art moderne que d’autres marchands n’ont pas apporté ?
Le soutien par désintérêt pécunier. Elle aimait profondément l’art. Elle ressemble à une autre figure – Mutter Ey – en Allemagne qui avait une galerie où elle a fait débuter l’avant-garde allemande. A Düsseldorf, c’est une icône très célèbre. Berthe Weill non. Il était temps de réparer cette injustice.
Enfin, c’est un acte de justice de rendre à Berthe Weill sa place légitime au rang des grands marchands. Il est important de reconnaître aux femmes la place qu’elles occupent dans l’histoire. »
L’ exposition
L’exposition du Musée de l’Orangerie du 8 octobre 2025 au 26 Janvier 2026- retrace près de quarante ans de son activité. Quels sont, pour vous, les moments ou les œuvres-clés à découvrir absolument ?
« J’ai identifié les œuvres autrefois passées entre les mains de Berthe Weill en retrouvant un à un les catalogues de ses expositions afin de pouvoir reconstituer sa programmation. Cela a représenté 17 ans de travail… Parfois, les identifications et les localisations étaient très simples. D’autres fois, beaucoup plus difficiles, notamment quand les titres sont évasifs et qu’il n’y ni dimension ni reproduction. Nous sommes donc au plus près de ce qui a véritablement été vendu par Berthe Weill et l’exposition donne à voir l’étendu à la prescience de ses découvertes.l y a un Picasso de la période Bleue « l’Hétaïre » qui n’avait pas été prêtée pour l’exposition Picasso en bleu et rose. C’est un prêt exceptionnel. Il y a aussi un très beau Dufy, virevoltant, tout rose, qui nous plonge dans la couleur, qui appartient au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Il avait été réalisé pour l’exposition fêtant les 30 ans de la Galerie B.Weill lors d’une exposition sur le thème de « La joie de vivre ». En bas se trouve une inscription qui était restée très mystérieuse jusqu’à ce que je ne fasse le rapprochement : « 1901-1931, 30 ans ou la vie en rose ». L’œuvre appartenait à Mathilde Amos, une riche mécène qui a beaucoup acheté auprès de Weill. Elle avait donné sa collection au Musée d’art moderne de la ville de Paris en gardant en usufruit les pièces auxquelles elle tenait le plus dans son appartement. Malheureusement, elle périt dans un terrible incendie qui a détruit toute sa collection, sauf les quelques pièces qui avaient déjà été déposées au musée. La présence de cette œuvre est un hommage à son ancienne propriétaire et raconte un morceau de l’histoire de la galerie B.Weill, de ceux qui ont participé à son aventure.
Je songe aussi à la place des archives dans cette exposition. J’ai prêté un nombre important de ce que j’ai pu retrouver au fil de mes recherches. Cela donne une exposition très personnelle, où l’on découvre les monstres sacrés avant qu’ils ne soient célèbres, dans des moments de vulnérabilité. Il y a de nombreuses photos, des lettres… Elle était alors leur seul soutien, la seule à oser croire en eux. C’est très rare de découvrir la grande histoire de l’art par ce prisme humain et amical.
Chaque objet a une histoire singulière. Il y a par exemple les véritables lunettes de Berthe Weill qui m’ont été offertes par sa famille. Il y a aussi, parmi les archives, plusieurs exemplaires de ma collection des mémoires de Berthe Weill intitulées « Pan dans l’œil ». Mais un exemplaire est très particulier. Il a été imprimé pour Madame Eva Lipschütz, l’épouse de Lipschütz, l’éditeur de ces mémoires. La maison Lipschütz, déjà sous scellés, est entièrement spoliée en août 1940. J’ai trouvé dans les mémoires de José Corti une description de la portée symbolique de cette spoliation : « L’armée allemande n’était pas depuis huit jours à Paris, que ses équipes de déménageurs se précipitaient place de l’Odéon pour rafler la totalité des livres (de Lipschütz), comme si le pillage de cette vieille librairie avait été l’un des plus pressants buts de la guerre de Hitler. Il est vrai que Lipschütz était juif et qu’il possédait des trésors d’Hébraïca. Je crois que ce fut le premier vol des vainqueurs à Paris ». Ce qui restait de la galerie a été brulé dans un autodafé place de l’Odéon. Le fait que cet exemplaire existe encore est un petit miracle. Il symbolise à lui seul la résistance au nazisme. Je trouve fondamental que cette partie de l’histoire soit également présente dans cette exposition, sans pirouette, sans litote.
Mémoire et transmission
Que souhaitez-vous que les visiteurs retiennent en sortant de l’exposition ? Pourquoi est-il si important, aujourd’hui, de redonner à Berthe Weill la place qui lui revient ?
« Que la joie vient de la liberté de faire ce que l’on aime. Cette exposition est devenue politique par le contexte dans lequel elle a été menée. C’est le Musée de l’université NYU qui a été à l’initiative de ce projet institutionnel. Donald Trump a coupé les budgets universitaires. A quelques semaines près, l’exposition n’aurait jamais vu le jour. Dans un contexte de division de notre société et de grande incertitude, montrer le beau et l’audace d’une femme qui s’est imposée en menant un combat politique – car montrer de l’art incompris alors était hautement engagé – me semble être un acte de résistance aux obscurantistes qui existent toujours de nos jours. Elle représente aussi la richesse d’un Paris multiculturel qui était une ville phare dans le monde, accueillant les artistes du monde entier qui constituent les hautes heures de notre patrimoine.
Enfin, c’est un acte de justice de rendre à Berthe Weill sa place légitime au rang des grands marchands. Il est important de reconnaître aux femmes la place qu’elles occupent dans l’histoire. »
Marianne Le Morvan
Plus personnellement : qu’avez-vous appris, en tant que chercheuse et commissaire, de cette plongée dans la vie et l’œuvre de Berthe Weill ?
En tant que chercheuse : que l’on fera un meilleur travail si on l’aime ardemment et que la meilleure manière d’y parvenir est de se créer sa place. Elle m’a offert de considérer qu’être curieuse était une grande qualité et sa pugnacité a été très inspirante. J’ai la chance de faire un métier que j’adore grâce à elle et de savoir savourer chaque jour le luxe que cela représente.
En tant que commissaire : que l’institutionnalisation est une part du travail mais que Berthe Weill déborde du cadre de l’art. Je fais mon possible pour la faire connaître au-delà des tableaux qu’elle a vendu car cela me semble trop restrictif. Une nouvelle biographie sort chez Flammarion, la réédition augmentée de ses mémoires viennent de paraître chez Bartillat. Un projet de documentaire et de roman graphique sont en cours. Je prépare aussi la suite, car j’ai pu travailler sur un grand collectionneur de la Galerie B.Weill, Auguste Bauchy – qui sera l’objet de mon prochain grand projet.
À travers ses mots, Marianne Le Morvan ne se contente pas de retracer le parcours d’une galeriste visionnaire : elle nous invite à réfléchir à la mémoire, à l’oubli et à la place que l’histoire réserve — ou refuse — aux femmes. Redonner sa voix à Berthe Weill, c’est aussi rappeler que l’art ne se construit jamais seul, mais grâce à celles et ceux qui, dans l’ombre, ont eu le courage de croire aux audacieux.
Cette réhabilitation prend aujourd’hui une forme tangible : l’exposition « Berthe Weill. Galeriste d’avant-garde » au Musée de l’Orangerie, du 7 octobre 2025 au 25 janvier 2026, dont j’avais déjà parlé ici lui rend enfin justice. À cela s’ajoute la nouvelle biographie que Marianne Le Morvan lui consacre aux editions Flammarion ainsi que la réédition augmentée de ses mémoires Pan dans l’œil aux editions Bartillat Des projets éditoriaux et artistiques (documentaire, roman graphique…) prolongent également cette redécouverte.
Ainsi, plus qu’un hommage, c’est une véritable renaissance qui s’écrit aujourd’hui autour de Berthe Weill — et qui nous rappelle que la mémoire de l’art reste un terrain vivant, à revisiter sans cesse.
Sandrine Aloa-Mani